Lors du septième Forum RFP, plusieurs éminents orateurs se sont concentrés sur le thème des dispositions anti-abus à la lumière de l'arrêt Primus de la Cour de cassation du 30 novembre 2023. L'influence de la jurisprudence européenne a également été largement abordée. Jubel donne un aperçu de certains points importants.
L'arrêt examine en détail les faits complexes (les nombreuses opérations), en prêtant attention à toutes les parties impliquées. Il serait trop long de les traiter ici. Pour cela, nous vous renvoyons à l'arrêt lui-même.
Dispositions anti-abus variées
Puisque la Cour de cassation se réfère explicitement au droit de l'Union et à la jurisprudence de la Cour de justice, il est pertinent de s'y attarder un moment, et en premier lieu sur les dispositions anti-abus. Les différentes GAAR (general anti-avoidance rule) européennes tournent essentiellement autour de deux éléments :
- Un élément objectif : l'acte juridique ou la construction va à l'encontre de l'objectif ou de la finalité d'une disposition fiscale.
- Un élément subjectif : le principal objectif ou l'un des principaux objectifs est fiscal (et non économique). Ou : il s'agit d'une construction artificielle qui ne peut s’expliquer par la logique économique.
Au niveau européen, on trouve diverses GAAR dans la directive mère-fille, la directive fusion, la directive ATAD (Anti Tax Avoidance Directive), les instruments multilatéraux (MLI) et le principe anti-abus de droit du droit de l'Union. Au niveau belge, il y a le célèbre article 344 § 1er du CIR. Ces dispositions ont toutes leur propre champ d'application matériel et temporel.
Le principe anti-abus de droit du droit de l'Union
Examinons brièvement le principe anti-abus de droit du droit de l'Union tel qu'il a été développé par la Cour de justice (notamment dans l'affaire Italmoda). Toutes les autorités nationales et instances judiciaires doivent appliquer ce principe, même en l'absence de règles nationales spécifiques ou de règles d'abus de droit conventionnelles.
Ici aussi, un élément objectif et un élément subjectif jouent un rôle central:
- Élément objectif : un ensemble de circonstances objectives indiquant qu’en dépit du respect formel des conditions imposées par la réglementation de l'Union, l'objectif poursuivi par cette réglementation n'est pas atteint.
- Élément subjectif : l'intention d'obtenir un avantage accordé par la réglementation de l'Union en créant artificiellement les conditions requises pour bénéficier de cet avantage.
Attention : ce principe dépasse le domaine purement fiscal. Il s'agit en effet d'un principe général de droit selon lequel les justiciables ne peuvent invoquer le droit de l'Union de manière abusive ou frauduleuse pour en tirer des droits. Depuis 2017, la Cour a également commencé à appliquer expressément ce principe dans un contexte fiscal.
Champ d'application temporel des différentes GAAR
En tant que règle générale, le principe de l'Union peut s’appliquer rétroactivement. Fait remarquable, cette rétroactivité s'étend même à une période antérieure à la date à laquelle la Cour l’a appliqué pour la première fois en matière fiscale (l'arrêt Cussens du 22 novembre 2017). D’après la Cour, c’est possible, car, selon ses propres termes, elle explique et précise le droit de l'Union « tel qu'il doit ou aurait toujours dû être compris et appliqué ».
Il prime même sur le droit national, y compris la Constitution – qui garantit les principes de légalité et de non-rétroactivité. Bien que cette primauté soit contestable, selon de nombreux critiques.
Les autres dispositions anti-abus européennes ont une autre portée temporelle. Par exemple, la GAAR de la directive mère-fille et de la directive fusion s’applique depuis le 1erjanvier 2016 par transposition du droit de l'Union. Ou, selon la Cour, plus largement aussi sur la base de sa jurisprudence (cf. le principe général du droit de l'Union). L'article 6 ATAD s’applique quant à lui depuis le 1erjanvier 2019.
Le fait que la Cour de justice considère le champ d'application temporel de manière si large se ressent également dans l'arrêt Primus. Sur cette base, la Cour de cassation pourra en effet appliquer rétroactivement le principe anti-abus du droit de l'Union.
Élément subjectif de l'abus fiscal : une affaire de détails
La cour d'appel a tenu compte de nombreux éléments dans l'affaire Primus, notamment : (i) présence de motifs économiques valables pour certaines des opérations, mais qui ne pèsent pas suffisamment, (ii) un manque de substance et d'activité économique de la holding intermédiaire luxembourgeoise concernée, (iii) le plan de distribution des bénéfices en exonération d’impôt, (iv) la déclaration d'une des personnes impliquées, (v) la chronologie des opérations. Ceux-ci, combinés avec bien d'autres éléments, conduisent la cour d'appel à voir un abus dans la construction. Une autre cour ne tirerait pas nécessairement la même conclusion des mêmes éléments.
La taxe Caïman comme instrument du fisc belge
La fiscalité belge est devenue un véritable champ de mines. Les nombreuses dispositions anti-abus non coordonnées, et parfois contradictoires, y contribuent. En même temps, l’on observe une tendance jurisprudentielle en faveur du fisc.
La taxe Caïman fait partie de ces instruments du fisc belge : elle a été renforcée depuis début 2024 pour combler certaines lacunes. Le fisc semble de plus en plus souvent choisir la voie la plus imposée. Voyez par exemple l’exit tax de la taxe Caïman. Selon la nouvelle règle, en tant que fondateur d'une construction juridique, vous êtes imposé si vous déménagez à l'étranger (si vous déplacez votre résidence fiscale). Le fisc part en effet de la fiction que votre construction juridique vous a versé son bénéfice non distribué sous forme de dividendes. D'un point de vue tant constitutionnel qu'européen, il y a matière à questions sur les règles de la taxe Caïman. On peut facilement argumenter que ces règles entravent la libre circulation des capitaux et la liberté d'établissement. D'autant plus qu'elles peuvent aussi toucher des sociétés qui sont en fait normalement imposées.
Législation CFC
Une CFC est une « controlled foreign company » ou une société étrangère contrôlée. Avec les règles CFC, le fisc tente d’attribuer une partie des bénéfices d'une société étrangère à la « société mère » qui contrôle cette CFC et d’imposer en Belgique cette société mère belge. Deux conditions doivent être remplies pour ce faire :
- La société mère belge contrôlante détient directement ou indirectement la majorité des droits de vote ou une participation d'au moins 50 % dans le capital de la société contrôlée, ou a droit à au moins 50 % des bénéfices.
- La société étrangère contrôlée n'est pas soumise à l'impôt sur les revenus dans son État de résidence ou est soumise à un impôt sur les revenus qui s'élève à moins de la moitié de l'impôt des sociétés qui serait dû si cette société étrangère était établie en Belgique. En résumé : si la CFC étrangère est soumise à un régime fiscal « notablement plus avantageux ».
Cela vaut certainement la peine de faire l'exercice pour les parties impliquées dans l'affaire Primus et de vérifier si la législation CFC aurait pu s'appliquer ici.
Ce court article ne peut pas couvrir en détail tous les aspects discutés, et ce n’est d’ailleurs pas l’objectif. Il ne fait que résumer les lignes directrices des orateurs et des participants au débat qui a suivi.: Henk Verstraete, Alain Huyghe, Stijn Van Hove, Patrice Delacroix, Emilie Maes, Karien Demeulenaere, Dirk Coveliers, Denis-Emmanuel Philippe et Laurence Pinte.
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