Ces dernières années ont été marquées par la survenance d’événements difficilement anticipables. La crise sanitaire, la guerre en Ukraine, l’explosion de prix de l’énergie ou encore la reprise d’une inflation longtemps maitrisée ont bouleversé nos habitudes, nos vies et… nos relations contractuelles. Il semble dès lors opportun de se pencher sur la théorie de l’imprévision et de sa place dans notre droit.
Cette théorie de l’imprévision entend gérer les conséquences des événements qui apparaissent en cours d’exécution contractuelle et qui perturbent l’exécution normale du contrat et/ou son équilibre.
Les parties peuvent naturellement insérer, dans des contrats à prestations successives ou à exécution différées (soit les contrats dans le cadre desquels les prestations ne sont pas exécutées instantanément), des clauses d’imprévision permettant de se prémunir d’éventuels changements de circonstances entre la conclusion du contrat et son exécution.
A défaut de clause « prévoyant l’imprévisible », la théorie de l’imprévision était rejetée par la jurisprudence belge, à de rares exceptions près.
Institution bien connue des entreprises qui interviennent dans le cadre d’un marché public de travaux, elle fait désormais son apparition dans le nouveau Code civil à la faveur de la réforme du droit des obligations, et plus particulièrement du livre 8, entré en vigueur le 1er janvier 2023.
Contrats privés conclus avant le 1er janvier 2023
En l’absence de clause d’imprévision (également appelée clause de hardship)
Les contrats conclus avant le 1er janvier 2023 qui ne contiennent pas de clause de révision ne peuvent en principe être modifiés en cours d’exécution sur la base de circonstances nouvelles, inconnues et imprévisibles au moment du contrat.
Le principe de la convention-loi, consacré par l’article 1134 du désormais ancien Code civil, fait en effet obstacle à la modification unilatérale du contrat en l’absence de telles clauses.
Un tempérament peut toutefois être apporté sur la base de l’alinéa 2 de cet article, qui prescrit que les conventions « doivent être exécutées de bonne foi ».
Cette dernière ne commande-t-elle pas d’adapter un contrat devenu déséquilibré du fait de circonstances imprévisibles, indépendantes de la volonté des parties et que ces dernières ne peuvent éviter ?
L’adaptation du contrat est légalement prévue dans certaines hypothèses :
- en matière de bail commercial où, à l’expiration d’un triennat, et pour autant que la valeur locative du bien loué ait augmenté/baissé d’au moins 15% au loyer convenu, suite à des circonstances nouvelles (comprenez : « qui n’auraient pas pu être prise en compte lors de la fixation du loyer », comme souligné par la Cour de Cassation – Cass. 2 mai 1968, Pas. 1968, I, p. 1030 ; Cass, 11 février 1972, Pas. 1972, I, p. 542.) ;
- en matière de bail de résidence principale, si une clause du contrat permet une révision du loyer, les parties au contrat peuvent demander au juge de statuer sur la révision si, en raison de circonstances nouvelles, la valeur locative du bien loué est supérieure ou inférieure de 20% au loyer exigible au moment de l’introduction de la demande ;
- en matière de contrat d’assurances, le législateur a prévu un mécanisme de modification ou résiliation du contrat d’assurance terrestre suite à la survenance de circonstances nouvelles (i) survenues postérieurement à la conclusion du contrat et (ii) modifiant le risque de survenance de l’évènement assuré (à la hausse ou à la baisse).
Au-delà des cas spécifiquement visés par la loi, le principe de la convention-loi reste en principe d’application. Par conséquent, en l’absence de clause, il ne sera en principe pas possible de réclamer la révision d’un contrat sur la base de la théorie de l’imprévision.
En présence d’une clause
Les parties étaient, avant le 1er janvier 2023, libres d’insérer dans leur contrat une clause d’imprévision (ou de hardship) prévoyant des adaptations du contrat en cas de modification de circonstances étrangères à celui-ci qui en impactent l’équilibre global.
Diverses dispositions limitent toutefois cette liberté.
L’article 57 de la loi du 1er avril 1976 relative aux mesures de redressement économique sanctionne de nullité, dans les contrats ne présentant pas d’élément d’extranéité,
« toute formule d'indexation des prix industriels et ou commerciaux, des tarifs et des paramètres de formule de fluctuation des prix liés à l'indice des prix à la consommation ou à tout autre indice ».
Cette nullité intervient de plein droit, aucune intervention du juge n’est donc nécessaire.
Le paragraphe 2 de l’article 57 précise que les clauses de révision des prix ne peuvent concerner l’intégralité du prix, 20% de celui-ci devant être fixe et non révisable.
Il prévoit également que les paramètres de révision doivent représenter des
« coûts réels, chaque paramètre étant uniquement applicable à la partie du prix correspondant au coût qu'il représente ».
Le Code de droit économique comporte également, en son livre VI, des dispositions limitant la liberté contractuelle, et notamment un
- Titre III, traitant des contrats avec les consommateurs
- Titre IV de ce Livre, consacré aux pratiques interdites, qu’il s’agisse de pratiques commerciales déloyales à l’égard des consommateurs (Chapitre 1) ou de pratiques du marché déloyales entre entreprises (chapitre 2).
Nous épinglerons notamment l’obligation d’utiliser un langage clair, l’interprétation de dispositions floues étant favorable au consommateur (A. VI.37) ou encore l’interdiction d’insérer dans le contrat des clauses abusives (Titre III, ch. VI)
Les clauses permettant une modification unilatérale du prix sur la base d’éléments qui dépendent de la seule volonté de l’entrepreneur sont naturellement considérées comme abusives, et donc nulles ( Art. VI.83, 2°).
Tel n’est cependant pas le cas concernant les clauses d'indexation de prix pour autant qu'elles ne soient pas illicites et que le mode d'adaptation du prix soit explicitement décrit dans le contrat.
Sous réserve de respect des dispositions de la loi du 1er avril 1976 et du Code de Droit Economique, l’application des clauses de révision peut donc intervenir et les parties disposent d’une certaine liberté, qui permet par exemple de déterminer la quote-part du contrat qui serait soumise à révision (maximum 80%), la périodicité des adaptations, etc.
Pour les contrats privés conclus après le 1er janvier 2023 : droit à la renégociation
Depuis le 1er janvier, le Code civil (article 5.74 changement de circonstances) prévoit que
« Chaque partie doit exécuter ses obligations quand bien même l'exécution en serait devenue plus onéreuse, soit que le coût de l'exécution ait augmenté, soit que la valeur de la contre-prestation ait diminué.
Toutefois, le débiteur peut demander au créancier de renégocier le contrat en vue de l'adapter ou d'y mettre fin lorsque les conditions suivantes sont réunies :
1° un changement de circonstances rend excessivement onéreuse l'exécution du contrat de sorte qu'on ne puisse raisonnablement l'exiger ;
2° ce changement était imprévisible lors de la conclusion du contrat ;
3° ce changement n'est pas imputable au sens de l'article 5.225 au débiteur ;
4° le débiteur n'a pas assumé ce risque ; et
5° la loi ou le contrat n'exclut pas cette possibilité.
Les parties continuent à exécuter leurs obligations pendant la durée des renégociations.
En cas de refus ou d'échec des renégociations dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande de l'une ou l'autre des parties, adapter le contrat afin de le mettre en conformité avec ce que les parties auraient raisonnablement convenu au moment de la conclusion du contrat si elles avaient tenu compte du changement de circonstances, ou mettre fin au contrat en tout ou en partie à une date qui ne peut être antérieure au changement de circonstances et selon des modalités fixées par le juge. L'action est formée et instruite selon les formes du référé ».
Partant, pour les contrats conclus depuis le 1er janvier 2023, à moins que les parties l’excluent conventionnellement, la clause régissant les conséquences d’un bouleversement économique du contrat est désormais implicitement présente, que le contrat soit conclu entre une entreprise et un particulier ou entre deux entreprises.
Le contrat pourra donc être adapté lorsque les conditions reprises ci-dessus sont rencontrées.
Il convient de souligner que nous ne sommes pas en présence d’une clause de révision au sens strict. Aucune formule n’est prédéfinie.
La présence des conditions énumérées dans l’article 5.74 ouvre un droit à la renégociation du contrat ou à la négociation de sa résiliation.
Il est par ailleurs expressément précisé que cette disposition est supplétive, de telle sorte que les parties peuvent librement l’adapter, en restreindre les applications, ou encore l’exclure purement et simplement.
Bien évidemment, toute dérogation à l’article 5.74 du nouveau Code Civil doit prendre en compte les droits et obligations des parties, ainsi que les qualités des parties elles-mêmes. Ce genre de dérogation pourrait, dans certaines circonstances, être sanctionné au titre de clause abusive et, dès lors, écarté par les Cours et Tribunaux.
A titre d’exemple, nous mentionnerons les cocontractants réputés faibles, tels les consommateurs dans une relation avec une entreprise : une clause restreignant leur droit à renégocier le contrat sur base de l’article 5.74 pourrait, selon les circonstances, être jugée abusive.
Conclusion
Nous pouvons nous réjouir de l’insertion dans le code civil de cette figure qui constitue un tempérament au principe de la convention-loi, selon lequel le contrat constitue la loi des parties.
En optant pour l’obligation de renégocier le contrat ou de négocier sa résiliation, les rédacteurs du nouveau code civil ont manifestement entendu privilégier la « méthode douce » en se fiant à la bonne foi des parties et au pouvoir d’appréciation des Cours et Tribunaux plutôt qu’en prévoyant une solution trop cadrée.
Cette position a l’avantage d’une plus grande souplesse dans la solution à mettre en œuvre lorsque les circonstances bouleversent le contrat. Elle semble nécessaire dans la mesure où elle a vocation à s’appliquer à tout type de contrat.
Toute médaille a son revers : la prévisibilité de la solution qui serait retenue en cas de litige parait plus incertaine.
Me Julien Feltz, avocat du barreau de Liège-Huy
0 commentaires