La suppression de la « quasi-immunité des auxiliaires » : l’article 6:3 du Code civil par rapport à la « simple erreur de gestion » ? cover
La suppression de la « quasi-immunité des auxiliaires » : l’article 6:3 du Code civil par rapport à la « simple erreur de gestion » ?

Par GUBERNA

Au début de cette année, le nouvel article 6:3 du CC (Code civil) a suscité beaucoup d'émoi, y compris dans le monde des affaires. Très peu de temps après l'approbation du projet de loi, des messages alarmants sont apparus dans tous les médias ciblant le segment des administrateurs : la « suppression de la quasi-immunité de l'agent d’exécution » aurait des conséquences lourdes pour les salariés et les administrateurs. Le deuxieme article focalise sur la question: Comment se rapporte l’article 6:3 du Code civil par rapport à la « simple erreur de gestion » ?

Une deuxième question qui préoccupe les administrateurs est de savoir quelle est la différence entre cette « nouvelle » responsabilité et la « responsabilité des administrateurs » connue du droit des sociétés.

Contrairement à la responsabilité « externe » qui peut être invoquée via l'article 6:3 du Code civil, la responsabilité des administrateurs au titre du droit des sociétés est une responsabilité interne entre les organes sociaux. Elle n'affecte que la relation contractuelle du mandat d’administrateur elle-même, entre l'administrateur et la société-association, et ne nécessite donc pas l'existence d'une relation contractuelle avec un tiers.

Cette responsabilité interne est visée par les articles 2:51 CSA et 2:56 CSA, bien connus des administrateurs diligents :

  • Article 2:51 CSA : conformément aux bonnes pratiques de gestion, une obligation légale a été instaurée en 2019 pour les administrateurs de remplir correctement leur mandat d'administrateur vis-à-vis de la société-association : « bonne exécution de la mission qui lui a été confiée »
  • Article 2:56 CSA : les administrateurs sont contractuellement responsables des erreurs commises dans l'exercice de leurs fonctions, envers la société-association. Il est important que cette responsabilité ne puisse être contrôlée que « marginalement » par les tribunaux [1], en tenant compte de « l’intérêt de la société (ou de l'association ). Le contrôle marginal signifie que le juge qui statue sur l’existence ou non de l’erreur de gestion doit respecter la marge politique de l’administrateur afin que seules soient prises en compte les erreurs qui se situent « en dehors de la marge » à l’intérieur de laquelle les administrateurs normalement prudents et clairvoyants prennent des décisions.

Ces règles restent pleinement applicables et doivent, le cas échéant, être appréciées séparément.

Cela signifie qu'il est possible que « l’erreur extracontractuelle » commise par « l'agent d'exécution – administrateur » envers le cocontractant-client de la société – association, constitue également une erreur de gestion de la part de « l'agent d'exécution – administrateur » envers la société – association gérée. Dans un tel cas, « l'agent d’exécution- administrateur » serait doublement responsable : (i) envers le cocontractant-client sur la base de l'article 6:3 du Code civil et (ii) également envers la société-association sur la base de l'article 2:56 CSA.

Appliqué à l'exemple ci-dessus, cela signifierait que la mauvaise exécution des travaux par C constitue également une erreur de gestion de la part de C, qui en est tenu responsable par B. B devra alors prouver, dans le cadre de l’application de l'article 2:56 CSA, que l'erreur commise par C ne peut résister à un contrôle marginal du tribunal.

Outre le périmètre différent (responsabilité interne par rapport à responsabilité externe), une deuxième différence importante pour les administrateurs est que l'évaluation des erreurs ne se fait pas de la même manière.

Ainsi, en fonction des faits concrets , il est possible qu'un certain acte ou omission constitue une « erreur extracontractuelle », mais pas une « erreur de gestion ». Les deux motifs de responsabilité ne doivent donc pas nécessairement aller de pair.

Selon le professeur Vananroye, en pratique, c'est l'inverse qui se produirait et les administrateurs commettraient (régulièrement) des actes illégaux « dans l'intérêt de l'entreprise ».

Ils remplissent ainsi correctement leurs fonctions de gestion, même lorsqu'ils peuvent commettre des actes pouvant être qualifiés d'erreurs extracontractuelles :

« Bien entendu, tout manquement de la part de l'entreprise ne constitue pas une erreur de gestion, même si le manquement en question peut être matériellement imputé à l’administrateur concerné. Après tout, il se peut que l'administrateur concerné ait commis la faute dans la relation contractuelle avec le tiers dans l'intérêt de l'entreprise.

Un civiliste peut avoir des difficultés avec le fait qu’un acte illégal n’est pas nécessairement considéré comme illégal dans une relation contractuelle. Cependant, pour un commercialiste, il semble évident qu'un administrateur s'acquitte bien de ses fonctions et qu'il peut néanmoins commettre des actes illégaux. Plus encore : un administrateur qui ne commet pas d’actes illégaux risque de ne pas faire correctement son travail.» [1]

Au cours du séminaire, il a été expliqué qu'il s'agirait de cas d'application de règles juridiques complexes dans une relation contractuelle, au profit de la société gérée, mais auxquels une décision judiciaire ultérieure donnerait une interprétation différente. Concrètement, cela concerne en général des réglementations complexes ou factuelles comme le RGPD, les règles de concurrence ou la législation fiscale. De tels agissements, assimilés « a posteriori » à des violations de la loi, constitueraient alors un acte illicite de la part de « l’auxiliaire-administrateur » mais pourraient plus difficilement être qualifiés de contraires aux intérêts de la société.

C’est évidemment correct juridiquement, mais l'énoncer comme une règle empirique va trop loin ! Il est évident qu’en application des bonnes pratiques de gouvernance, même si la loi laisse une certaine marge d'interprétation, la poursuite de l'intérêt de l'entreprise par un administrateur normal, prudent et clairvoyant ne peut par définition impliquer d'éventuelles violations de la loi.

Quelles erreurs donnent lieu à cette responsabilité ?

La violation d’un contrat par l’entreprise n’est pas automatiquement une erreur, encore moins une erreur de la part des administrateurs.

Ce n'est donc pas parce que le cocontractant – client qui subit un dommage contractuel peut désormais également s'adresser directement à « l’agent d'exécution – auxiliaire » du cocontractant – exécutant qu'il y a aussi automatiquement une « erreur extracontractuelle ».

Contrairement au système français, le législateur n'a pas choisi d'assimiler automatiquement toute erreur contractuelle à un délit, mais il a conservé la distinction entre erreur contractuelle et extracontractuelle.

Le cocontractant lésé de la société-association devra donc prouver que :

  • Soit il y a une erreur extracontractuelle de la part de « l’agent d’exécution-auxiliaire », qui peut consister soit en un manquement au devoir général de diligence, soit en une injonction ou interdiction légale.
  • Soit il existe un cas de « responsabilité objective », c'est-à-dire une responsabilité sans faute développée par la jurisprudence ou établie par la loi dans les cas où il est considéré comme injuste de faire peser la charge de la preuve sur la victime (des exemples de responsabilités objectives sont les nuisances de voisinage, la responsabilité du fait des produits, la responsabilité en cas d'incendie ou d'explosion, etc.).

L’article 6.6. Code Civil définit l’erreur extracontractuelle comme

§ 1. La faute (qui) consiste dans un manquement à une règle légale imposant ou interdisant un comportement déterminé ou à la norme générale de prudence qui doit être respectée dans les rapports sociaux. § 2. La norme générale de prudence impose d’adopter un comportement conforme à celui qu’aurait adopté une personne prudente et raisonnable placée dans les mêmes circonstances.
À cet effet, peuvent notamment être pris en considération :
1° les conséquences raisonnablement prévisibles du comportement ;
2° la proportionnalité entre le risque de survenance du dommage, sa nature et son étendue, et les efforts et mesures nécessaires pour l'éviter ;
3° l'état des techniques et des connaissances scientifiques ;
4° les règles de l’art et les bonnes pratiques professionnelles ;
5° les principes de bonne administration et de bonne organisation.

La question qui se pose est de savoir comment cette définition va s’appliquer dans la pratique juridique ? Quelles actions seront considérées comme fautives si l’on s’adresse à « l’auxiliaire-administrateur », sachant que ce sera souvent dans des situations de discontinuité ?

Dans quelle mesure verra-t-on la notion d’erreur extracontractuelle ou de « délit » évoluer pour refléter le contexte contractuel dans lequel elle se produit ?

Dans de nombreuses situations pratiques, il existe un risque que le manquement contractuel soit considéré/jugé comme un comportement imprudent en soi, par analogie avec une jurisprudence plus ancienne selon laquelle le non-respect par un professionnel d'un contrat constitue automatiquement une erreur extracontractuelle.

Il appartiendra aux praticiens du droit de continuer à veiller à cette distinction stricte, surtout lorsqu'il s'agit d’administrateurs.

Est-ce que tous les administrateurs sont concernés dans toutes leurs fonctions par cette nouvelle disposition ?

Nous avons examiné trois des quatre conditions qui doivent être remplies pour que l'article 6.3. Code Civil soit pertinent dans le cadre d’un mandat d’administrateur.

Mais qu’en est-il de la quatrième condition ? Le ou les administrateurs de la société gérée doivent être considérés comme « agent d’exécution – auxiliaire » agissant au nom et pour le compte de la société gérée. Est-ce toujours le cas, pour chaque administrateur ?

La plupart des « civilistes » supposent simplement [2] que les organes administratifs des sociétés-associations sont effectivement concernés par le nouvel article 6:3 du Code civil et n'ont pas encore mené une réflexion approfondie sur les divergences possibles entre le concept « d’agent d’exécution » et la nature et le rôle des organes d’administration.

À notre connaissance, les « commercialistes » n’ont pas encore donné leur avis en détail à ce sujet depuis la nouvelle loi [3].

Comparons les deux concepts.

En effet, les jugements au fil des années ont défini la notion « d’agent d'exécution » comme toute personne physique ou morale engagée dans une cascade de contrats pour exécuter les obligations contractuelles. Le nouveau terme « auxiliaire » utilisé par le législateur est également décrit par l'article 6.3. § 2 du Code civil lui-même comme « la personne qui coopère à l'exécution des obligations de son propre cocontractant ». Les travaux préparatoires adhèrent également à cette définition en se référant à la jurisprudence de cassation antérieure [4].

Dans le cadre de notre exemple de marché de travaux, la situation est simple. C est la personne qui coopère à l'exécution des obligations de B et peut donc sans aucun doute être considérée comme « l’auxiliaire » de B. L’administrateur de B est donc certainement un « agent d'exécution – auxiliaire ».

Mais est-ce une situation (de bonne gouvernance) habituelle ?

Comment appliquer pareille situation à l'organe administratif traditionnel d’une SA (ou, par analogie, d’une asbl) qui, conformément à l'article 7:85 du CSA, est un organe de décision collégial et, selon les bonnes pratiques de gestion, est responsable de la création de valeur durable par la société, non pas par l’exécution opérationnelle mais par la détermination de la stratégie de la société, l'établissement d’un leadership efficace, responsable et éthique et le contrôle des performances de la société.[5]

Bien entendu, le conseil d'administration dispose également de pouvoirs exécutifs et représentatifs, qu'il peut déléguer à un ou plusieurs administrateurs conformément à l'article 7:93 § 2 CSA, mais il ne s'agit là que d'une partie limitée de ses fonctions. En règle générale et conformément aux bonnes pratiques de gestion, les tâches exécutives sont confiées aux personnes chargées de la direction ou de la gestion journalière.

Dès lors, compte tenu de la nature de l'organe administratif collégial, peut-on identifier ses membres, sauf situations particulières, avec des auxiliaires qui contribuent à l'exécution des obligations de la société-association ?

Et est-ce le cas pour tous les actes posés par les membres de cet organe, même s’ils ne réalisent aucune action concrète d’exécution opérationnelles, mais se « limitent » à accomplir leur mission de supervision et de formulation de stratégie ?

Et si la réponse était positive, comment le « superviseur » peut-il être un « auxiliaire » (ou un « agent d’exécution ») ? Quels types d’actes illicites pourrait-il commettre en pratique ?

Tant que « l’agent d’exécution » jouissait d’une quasi-immunité, il n’était pas très productif pour les administrateurs de remettre en question cette capacité. Puisque la quasi-immunité n’offre plus de protection, il vaut certainement la peine de rechercher si les deux rôles peuvent coïncider/coïncident.

Une réponse négative à cette question peut notamment présenter deux avantages :

  • Dans le meilleur des cas, la base juridique de la responsabilité extracontractuelle devient caduque s'il peut être soutenu que l’administrateur n'est pas un « agent d’exécution ou auxiliaire ».
  • De manière subsidiaire, on peut distinguer les qualités : d'une part, les actions de l'administrateur en tant qu'administrateur « surveillant » – non exécutif, pour lesquelles il est lié par les restrictions d’exonération du CSA et les actions exécutives de la même personne, qui agit alors sur la base d'une prestation de services indépendante du mandat d'administrateur, pour laquelle la loi ne fait pas obstacle aux limitations de responsabilité.

Cela fera encore couler beaucoup d’encre, mais pour éviter que les administrateurs ne soient victimes d'incertitudes juridiques – aussi fascinantes soient-elles pour les juristes – il convient, comme l'a souligné le séminaire GUBERNA, de mettre en œuvre de bonnes pratiques de gestion, avec une séparation claire des pouvoirs entre les organes, exécutifs et non exécutifs.

Sandra Gobert

Cet article est la deuxième partie d'une série d'articles de GUBERNA sur l'abolition de la quasi-immunité et son impact sur les administrateurs et les sociétés, basée sur le texte « La suppression de la « quasi-immunité des auxiliaires » : quelles modifications devez-vous apporter au sein de l'organisation et dans le cadre de l'exercice de votre mandat d'administrateur ? ». La semaine prochaine, nous aborderons sur la question: Quelles précautions peut-on prendre ?


Références

[1] J.Vananroye , Administrateurs et salariés après la perte de l'immunité de l’agent d’exécution : la relativité des erreurs, 28 mars 2024, Corporate Finance Lab , https://corporatefinancelab.org/2024/03/28/bestuurders-en-werknemers-na-het-wegvallen-van-de-immuniteit-van-uitvoeringsagent-de-relativiteit-van-fouten/

[2]Par exemple : I. Claeys et C.Desmet , La responsabilité extracontractuelle directe des auxiliaires au titre de l'article 6.3. CC, RW, 2023-24, n° 42, 1644.

[3] Cette analyse a bien été faite il y a quelques décennies lorsqu' une majorité de la doctrine est parvenue à la conclusion que le conseil d'administration, en tant qu'organe, doit effectivement être considéré comme un agent exécutif. Pour plus d’éléments à ce sujet: I Claeys, Het bestuursorgaan als uitvoeringsagent: een verregaande beperking van aansprakelijkheid?, noot onder Cass. 7 november 1997, TRV, 1999, 288.

[4] Doc. Parl. Chambre, 2022-2023, n° 55-3213/001, 32.

[5]Code de gouvernance d'entreprise belge 2020, principe 2, https://corporategovernancecommittee.be/assets/pagedoc/200979066-1651062167_1651062167-belgische-corporate-governance-code-2020.pdf.

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