Le rôle de juriste d’entreprise s’est fortement transformé ces vingt dernières années. On est bien loin du cliché des juristes « enfermés dans leur tour d’ivoire ». La fonction est désormais étroitement liée à l’importance croissante de la responsabilité sociétale dans la stratégie de l’entreprise. Face à un environnement juridique de plus en plus complexe et réglementé, le rôle du ou de la juriste évolue au cœur de l’entreprise. Benoît Frydman (professeur à l’ULB, directeur du Centre Perelman de Philosophie du Droit) et Christine Declercq (juriste d’entreprise, membre du Conseil de l’Institut des juristes d’entreprise – IJE) mettent en lumière les évolutions de la profession et les défis qu’elle doit relever.
Quel est aujourd’hui le rôle du juriste d’entreprise ?
C’est une vaste question, déclare d’emblée le professeur Frydman. « Le juriste d’entreprise a une compétence qui entre maintenant dans les décisions stratégiques de l’entreprise. Il ou elle est à la fois conseiller stratégique par rapport à l’environnement juridique et aux risques que le droit peut causer à l’entreprise, et gardien de l’intégrité de l’entreprise. Par sa nature, ce rôle implique de pouvoir tirer le signal d’alarme pour éviter à l’entreprise des difficultés. »
« Le juriste d’entreprise a une compétence qui entre maintenant dans les décisions stratégiques de l’entreprise. »
Christine Declercq (Head of Corporate chez Synergrid) préfère présenter le juriste dans sa fonction d’accompagnement de son entreprise. Le juriste doit être garant du respect de la stratégie globale de son entreprise en adoptant une vision holistique et transversale et en apportant des solutions juridiques sur mesure. Il ou elle doit assurer un bon équilibre entre son rôle de gardien de la loi (gatekeeper), de facilitateur et de veilleur (watchdog), agissant à la fois de manière proactive et prédictive.
« Lors de mes études, le juriste d’entreprise n’avait pas bonne presse. Il était là pour appliquer la loi dans l’entreprise, point. L’avocat avait meilleure réputation, l’université formait d’ailleurs l’étudiant à devenir avocat. Ça a changé ! Le juriste d’entreprise est maintenant le collègue, le business partner qui appréhende la réalité de l’entreprise ; qui anticipe les problèmes susceptibles de se produire. Il propose des solutions adaptées au moment, qui tiennent compte des règles de droit et du contexte dans lequel son entreprise évolue.
Son examen doit dépasser les considérations de droit positif et veiller au respect d’exigences non strictement légales. Le rôle du juriste s’accroît notamment dans le cadre de sa collaboration avec ses collègues de la gestion des risques pour évaluer les externalités négatives.
On assiste aujourd’hui à une multiplication sans fin de la responsabilité des entreprises. Les réglementations foisonnent dans toutes les branches du droit ; mais on assiste aussi à une inflation des réglementations sectorielles spécifiques. Ajoutées aux grands défis actuels auxquels les entreprises sont confrontées, ces nouvelles responsabilités pèsent sur les activités des entreprises, voire sur le développement de leur stratégie. Le juriste doit pouvoir accompagner son entreprise à trouver le bon équilibre. Il interprète le droit dans un contexte spécifique, celui de son entreprise, sans oublier une dose de bon sens. Le juriste prendra un risque acceptable pour son entreprise. »
Le juriste d’entreprise est confronté à des problèmes juridiques de plus en plus complexes…
Benoît Frydman rappelle les circonstances. Le phénomène de la responsabilité sociétale, avec des responsabilités d’abord considérées comme morales ou éthiques et qui se transforment de plus en plus en responsabilités juridiques, s’explique par l’affaiblissement de la loi. Cet affaiblissement est lui-même lié à la démultiplication des lois, à la possibilité de faire du forum shopping ou à l’impossibilité d’appliquer des lois contradictoires en même temps ; et à la relative démission des États dans tous les circuits, y compris dans les missions de surveillance et de contrôle.
« Le fondement de la philosophie du droit libérale ne fonctionne plus. Comme le cadre des règles n’existe plus, ou est flou, changeant, l’entreprise qui se dit qu’elle peut mettre tout en œuvre pour augmenter sa marge nette du moment qu’elle n’est pas en violation de la loi se trompe lourdement », avertit le professeur. Ceci explique le changement du rôle du juriste d’entreprise. Dans la mesure où le cadre juridique permet énormément de choses, un contrôle social va s’opérer d’autre manière. Notamment par la pression des partenaires et stakeholders de l’entreprise afin que celle-ci prenne des engagements sociétaux. Et également par les difficultés de recrutement si l’entreprise ne développe pas ce genre de politique. Ce sont là des motivations très puissantes pour développer des politiques allant au-delà des engagements légaux.
Le rapportage (ou reporting) rend en outre ces démarches de plus en plus obligatoires. La société doit se raconter dans tout ce qu’elle fait ou ne fait pas. Cette obligation crée les preuves futures pour d’éventuels manquements à la prudence.
Les normes qui s’imposent à l’entreprise sont donc aujourd’hui des normes juridiques ; mais elles sont aussi d’une autre nature ou hybrides. Toutes ces normes l’incitent à étendre le champ de ses obligations et de ses responsabilités y compris juridiques. Il s’agit là d’une donnée essentielle du travail du juriste d’entreprise.
… il a aussi un rôle particulier à jouer dans le respect de l’engagement sociétal de l’entreprise
« Le juriste est un maillon de l’entreprise. Son entreprise évolue. Son rôle aussi. » confirme Christine Declercq. « Cette nouvelle fonction du juriste n’est pas propre au juriste, mais à l’évolution des missions attendues des entreprises. Le juriste doit définitivement être un bon gestionnaire de risques. Il doit faire preuve de souplesse et d’agilité dans la manière dont il va approcher les défis de son entreprise, et ensuite présenter des propositions en établissant la balance des risques. » Une entreprise n’est pas seulement une organisation établie sur le marché, mais un acteur interagissant au sein d’une société. Les attentes qui pèsent aujourd’hui sur les entreprises sont énormes. Elles sont désormais contraintes d’adapter leur approche industrielle, sociale, sociétale et environnementale. L’entreprise ne peut pas être insensible aux défis sociétaux de son temps.
« Le juriste est un maillon de l’entreprise. Son entreprise évolue. Son rôle aussi. »
« Les valeurs de l’entreprise en matière sociétale ne peuvent pas être un slogan. Elles engagent l’entreprise, y compris juridiquement. Il suffit de penser aux condamnations récentes. Le grand défi est donc de formuler des valeurs sociétales auxquelles l’entreprise et ses collaborateurs adhèrent et qu’ils respectent. Le juriste a un rôle à jouer là aussi, précisément dans la rédaction appropriée de ces valeurs sociétales, leur communication et leur mise en œuvre pour éviter ce qui est aujourd’hui particulièrement sous les projecteurs : le greenwashing. »
Quand on parle d’éthique, parle-t-on de responsabilité sociétale ?
« L’éthique n’est pas la responsabilité sociétale de l’entreprise », précise Christine Declercq. « Et l’éthique est propre à chaque entreprise. Le juriste doit absolument connaître l’ADN de son entreprise et dès lors que l’ADN de son entreprise est bien maîtrisé, il y a déjà une part de l’engagement sociétal qui peut être traduit juridiquement dans les actions de l’entreprise. »
Le professeur Frydman renchérit : « le juriste d’entreprise doit tenir l’éthique en respect ». L’éthique est une certaine conception du bien et nos sociétés sont dites pluralistes au sens où plusieurs conceptions du bien coexistent sans que nous soyons d’accord à ce sujet. Dans nos sociétés, les règles ne sont pas dictées par l’éthique ou les éthiques ou les religions, mais bien par le droit.
La fonction de juriste en entreprise : toujours plus complexe, mais toujours plus valorisante
Plus que jamais, la fonction de juriste en entreprise est complexe, diversifiée, transversale, mais aussi plus intéressante qu’il y a trente ans.
« La complexification du droit, mais aussi l’inflation juridique galopante impose plus que jamais au juriste de travailler en réseau et de faire appel à des experts qui apportent un regard intersectoriel.
Je suis quelqu’un qui croit aux synergies et aux partenariats, j’ai toujours refusé d’opposer les avocats aux juristes d’entreprise, autrement appelés avocats internes dans le monde anglo-saxon », explique Christine Declercq, « et il est beaucoup plus valorisant aujourd’hui d’être juriste en entreprise qu’il y a vingt ou trente ans ». En effet, en tant que partenaire de l’avocat, le juriste d’entreprise peut apporter une plus-value dans ce qui relève de sa connaissance de la stratégie de l’entreprise, de ses valeurs et de son ADN. Le juriste en entreprise et l’avocat externe apportent leur vision respective au débat et approchent le dossier sous des angles différents, mais complémentaires.
« La complexification du droit, mais aussi l’inflation juridique galopante impose plus que jamais au juriste de travailler en réseau et de faire appel à des experts qui apportent un regard intersectoriel. »
L’université prépare-t-elle bien ces juristes du futur ?
« Les facultés de droit, même en ce qui concerne les cours de droit économique, filière naturelle pour les juristes d’entreprise, préparent encore au droit d’hier », constate le professeur Frydman. L’approche du droit est certes pratique, mais encore faut-il initier les étudiants aux nouveaux instruments et dispositifs normatifs. Les changements sont tellement importants qu’il ne suffit pas d’ajouter un chapitre à un cours ou un cours au programme. Il faut repenser de fond en comble les études de droit. « Nous restons encore trop focalisés, quand nous nous adressons à l’étudiant, sur le point de vue de l’avocat. C’est trop exclusif comme point de vue. Xavier Dieux parle d’une conception pathologique du droit : on ne considère le droit que quand il y a eu un problème et qu’il va falloir sanctionner, réparer… On réduit presque le droit au procès sans voir tous les aspects constructifs en matière d’actes juridiques, de contrats, de création de projets… qui se font par le recours au droit et qui sont le terrain de jeu privilégié des juristes d’entreprise. »
« Les facultés de droit, même en ce qui concerne les cours de droit économique, filière naturelle pour les juristes d’entreprise, préparent encore au droit d’hier. »
Christine Declercq confirme ce problème de formation, qui n’est pas propre à l’université, mais à toute formation supérieure, et qui ne concerne pas uniquement le domaine du droit. Le monde change, les formations ne sont plus adaptées ; quelle que soit la faculté, l’université, notamment, doit offrir un maximum d’outils, ouvrir un maximum de portes pour que les étudiants deviennent les plus curieux possibles, ouverts sur des approches globales et en gardant à l’esprit la nécessité d’une formation continue.
« Plus que jamais, les nouveaux défis impliquent qu’en plus de sa formation générale, le juriste soit une personnalité curieuse, avec des oreilles partout. Ce qu’on lui demande, c’est d’être innovant dans les solutions qu’il apporte », insiste Christine Declercq. Elle cite le professeur Rocquilly : « Une entreprise peut être performante juridiquement parlant lorsqu’elle sait utiliser le droit pour gérer les risques auxquels elle est exposée et exploiter les opportunités que lui offre son environnement juridique ». Avec aujourd’hui, pour le juriste, une nécessaire prise en considération du contexte environnemental, social, sociétal et économique pour permettre à l’entreprise de faire des choix : sur quelles règles l’entreprise va-t-elle porter ses efforts ?
« Les nouveaux défis impliquent qu’en plus de sa formation générale, le juriste soit une personnalité curieuse, avec des oreilles partout. Et ce qu’on lui demande, c’est d’être innovant dans les solutions qu’il apporte. »
L’intelligence artificielle : un risque pour la profession ?
L’intelligence artificielle est un défi, non seulement pour les juristes d’entreprise, mais également pour les avocats.
« Je pense que la profession de juriste d’entreprise est totalement menacée », confie Benoît Frydman, « parce que sa structure naturelle, qui est le service juridique, est peut-être en voie d’extinction. Ceci en raison de la montée en puissance des services de compliance qui le concurrencent à l’intérieur de l’entreprise. »
« La profession devra s’adapter pour survivre et croître ou sinon disparaître ou être dévalorisée. »
Dans cet environnement prolifique de normes, les entreprises ont pris le parti de considérer toutes les normes auxquelles elles ont affaire indépendamment de leur nature. Il s’agit donc de normes juridiques, mais aussi de normes internes sectorielles, des normes relatives à la responsabilité sociétale des entreprises, de normes techniques (ISO, IFRS…). On assiste à la mise en place de programmes de mise en œuvre et de contrôle de l’application de ces multiples normes que l’entreprise crée elle-même, qu’elle subit ou auxquelles elle décide d’adhérer. Un certain nombre des processus automatisés de vérification de ces règles relève de l’intelligence artificielle.
Or, les personnes qui sont à la tête ou travaillent dans les services de compliance ne sont pas nécessairement des juristes. Ce sont des spécialistes de la gestion, de l’audit, des systèmes de régulation. Il y a donc une logique d’investissement dans les services de compliance et dans un personnel qui est en tout ou en partie non-juriste et qui se trouve par la force des choses en concurrence avec les services juridiques traditionnels.
« Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus d’avenir pour les juristes d’entreprise, cela veut dire qu’à l’intérieur même de l’entreprise, la cellule où il s’épanouissait traditionnellement est en mutation rapide. La profession devra s’adapter pour survivre et croître ou sinon disparaître ou être dévalorisée. »
Christine Declercq fait montre de moins d’inquiétude. Selon elle, les juristes qui continueront à poser les bonnes questions, à avoir une vision holistique de leur entreprise feront la différence.
« L’intelligence artificielle doit rester un outil au service du juriste. L’évolution du monde des affaires, mais aussi de la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise, coïncide avec la tendance générale attendue des praticiens du droit : qu’ils ne se bornent pas à appliquer le droit en vase clos, mais qu’ils prennent aussi en considération d’autres circonstances non juridiques. C’est cette approche pluridisciplinaire qui affranchira le juriste de toute menace que pourrait représenter l’intelligence artificielle. »
« L’intelligence artificielle doit rester un outil au service du juriste. »
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