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29 Apr 2024 | Civil Law & Litigation

L’exception de la caution de l’étranger demandeur

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Dans son arrêt du 11 octobre 2018, la Cour constitutionnelle a estimé que l'exception de la caution de l'étranger demandeur (art. 851 Code jud.) violait le principe d'égalité et de non-discrimination et a donné au législateur un délai jusqu'au 31 août 2019 pour contester l'inconstitutionnalité. Cela ne s’est pas produit. Que devait-il se passer ensuite ? Une interprétation conforme à la Constitution semble être la réponse du pouvoir judiciaire.

L'article 851 du Code judiciaire prévoit la possibilité pour un Belge qui est le défendeur dans une procédure judiciaire, lorsque la partie demanderesse ou intervenante n'est pas belge, de demander à la partie demanderesse de se porter caution pour le paiement des frais de justice et des dommages-intérêts, dans le cas où la partie demanderesse serait condamnée à le faire.[1]

L’exception de la caution de l’étranger demandeur, appelé en latin « cautio iudicatum solvi », vise à garantir au défendeur belge que le demandeur étranger paiera effectivement ce qu’il doit s’il venait à être condamné.[2]

Une décision sur l’exception de la caution, qui constitue un incident de procédure, distinct du fonds de l’affaire, est un jugement avant dire droit.[3] Le jugement n'est donc pas une décision définitive sur le fond de la demande.[4] L’exception ne peut pas non plus être jointe à l’affaire principale ; elle doit être appréciée séparément.[5] Un appel contre une décision avant dire droit ne peut être formé qu’en même temps que l’appel contre le jugement définitif.[6]

Le défendeur peut même soulever l'exception de la caution pour la première fois en appel.[7] Toutefois, cette exception doit toujours être soulevée avant tous les autres moyens de défense et exceptions.[8]

Dans trois cas, le demandeur est dispensé de fournir une telle garantie :

  • s'il consigne la somme fixée par le tribunal, ou
  • s'il démontre que ses biens immobiliers en Belgique couvrent cette somme, ou
  • s'il donne un gage suffisant s'il ne peut fournir de garant.[9]

Toutefois, si la Belgique et l'État où le demandeur est domicilié dérogent à cette disposition dans un traité mutuel, cette exception ne peut pas être invoqué (voir : annexe).[10]

Qu'en est-il maintenant si le demandeur est un Belge qui vit ou réside à l'étranger et qui n'a pas non plus de biens en Belgique ? Dans ce cas, le défendeur belge n'est pas protégé, alors qu’il se trouve dans une situation factuelle identique. En effet, il est convoqué devant un tribunal belge par une personne qui ne dispose pas de biens saisissables en Belgique. Sur base de la seule nationalité du demandeur, compte tenu du terme « étranger » de l'article 851 du Code judiciaire, il n'est pas protégé dans la situation où le demandeur n'est pas étranger mais n'a pas non plus de biens et donc de garantie en Belgique.

En 2018, le Tribunal de l’entreprise de Liège (anciennement tribunal du commerce) a posé une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle. Cela signifie qu’avant de rendre son jugement, le Tribunal demande à la Cour d’examiner si l’article de loi en question ne viole pas les principes d'égalité et de non-discrimination consacrés par les articles 10 et 11 de la Constitution.[11]

En vertu du principe d'égalité et de non-discrimination, une différence de traitement entre des catégories de personnes est autorisé, à condition que cette différence repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifié. Dans son appréciation, la Cour constitutionnelle prend en compte le but et les conséquences de la disposition législative contestées. Il n'y a violation que s'il n’existe aucun lien raisonnable entre la finalité recherchée et les moyens utilisées à cette fin.[12]

Le critère en discussion dans cette affaire est celui de la nationalité du demandeur. La Cour considère ce critère comme objectif, mais elle examine ensuite si la différence de traitement est fondée sur un critère pertinent et si elle n’entraine pas de conséquences disproportionnés.[13]

Pour ce faire, elle se réfère à l'article 6 de la CEDH, qui garantit le droit d'accès à la justice. L'exception de la caution limite quelque peu ce droit, car les personnes qui ne disposent pas d'un patrimoine suffisant pour supporter les frais éventuels en tant que partie perdante ne peuvent pas porter le litige devant un tribunal. Toutefois, ce droit n'est pas absolu[14], ce qui signifie que les États signataires peuvent y déroger, à condition de ne pas porter atteinte à l'essence même de ce droit.[15]

Dans l'affaire Tolstoy Miloslavsky contre Royaume-Uni, la Cour européenne des droits de l'homme a estimé que la figure juridique de l’exception de la caution poursuit manifestement un but légitime. Elle donne à la partie gagnante la certitude que la partie adverse (pourra) paye(r) les frais de justice et les dommages-intérêts si elle est condamnée à le faire. La perspective d'un recours plutôt désespéré justifie d'autant plus la mise en place d'une caution pour promouvoir une justice équitable.[16] La security for costs n'affecte pas le droit d'accès au juge, selon la Cour européenne des droits de l'homme.[17]

La Cour constitutionnelle a appliqué ce principe à son appréciation dans l'arrêt du 11 octobre 2018. Il s'agit ici de garantir le paiement des frais de justice et des dommages et intérêts, auxquels le demandeur peut être condamné, au défendeur. Le moyen utilisé est la distinction entre le ressortissant belge et le ressortissant étranger. Toutefois, ce n'est pas la nationalité qui est pertinente ici, mais plutôt la circonstance que le demandeur vit ou réside à l'étranger et ne dispose pas d'un patrimoine suffisant en Belgique pour faire face aux conséquences financières d'une éventuelle condamnation.[18]

Ainsi, la Cour constitutionnelle, après avoir constaté que cette disposition poursuit un but légitime par analogie avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, a jugé que l'article 851 du Code judiciaire viole les articles 10 et 11 de la Constitution, le critère de la nationalité n'étant pas justifié.[19]

Ce faisant, la Cour prévoit également que les conséquences de cette disposition législative seront maintenus jusqu'à ce que le législateur mette la loi en conformité avec la Constitution, et au plus tard jusqu'au 31 août 2019.[20] Le législateur n'a pas modifié ou abrogé la disposition contestée en temps utile et cela n’a pas été fait à ce jour. Jusqu'à récemment, la jurisprudence était divisée sur l'application de cette règle.

La jurisprudence anversoise penchaient pour une application conforme à la Constitution.[21] À Bruxelles, ils étaient plutôt d'avis que ce n'est pas au juge mais au législateur de rendre la législation conforme à la Constitution et qu'après le 31 août 2019, l’exception de caution ne pouvait plus être prononcée. Après tout, le juge ne peut pas prédire comment le législateur agira.[22] La Cour de Cassation n'a pas suivi cette dernière position. Elle a annulé l'arrêt attaqué de la Cour d'appel de Bruxelles du 28 juin 2021 et a renvoyé l'affaire devant la Cour d'appel d'Anvers.[23]

La Cour de cassation confirme ainsi que le juge doit appliquer l'exception de la caution de l'étranger demandeur conformément à la Constitution, si possible après l'expiration du délai d'exécution de la disposition (ici le 31 août 2019), et plus largement qu'il lui appartient de remédier à toute lacune afin de rendre la loi conforme à la Constitution.[24] La Cour de Cassation estime qu'il semble raisonnable d'étendre l'application à tout demandeur, quelle que soit sa nationalité, qui vit, est établi ou réside à l'étranger et n'a pas de patrimoine en Belgique.

Conclusion

Jusqu'à nouvel ordre, compte tenu de la jurisprudence récente de la Cour de cassation, le défendeur belge peut continuer à invoquer l'exception de la caution du demandeur étranger avant tout autre moyen de défense. Les conditions en sont que le demandeur ou la partie intervenante ne dispose pas d'un patrimoine suffisant en Belgique pour faire face aux conséquences financières d'une éventuelle condamnation, et qu'un accord international ne prévoit pas de dispense de caution.[25]

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Annexe: Exemption du cautio iudicatum solvi

Convention relative à la procédure civile (HCCH)

Un ressortissant d'un État membre de cette convention bénéficie de l'exemption de la cautio iudicatum solvi en Belgique[26].La liste actualisée des statuts par État peut être consultée ici.[27]

Convention relative au statut des étrangers (ONU)

Un réfugié dans un Etat membre de cette Convention, où il a sa résidence habituelle, bénéficie de l'exemption de la cautio iudicatum solvi en Belgique.[28] La liste actualisée des statuts par Etat peut être consultée ici.[29]

Convention relative au statut des apatrides (ONU)

Un apatride dans un Etat membre de cette convention, où il a sa résidence habituelle, bénéficie de l'exemption de la cautio iudicatum solvi en Belgique.[30] La liste actualisée des statuts par Etat peut être consultée ici.[31]

L'Union européenne

Les ressortissants des États membres de l'Union européenne ne peuvent pas invoquer la cautio iudicatum solvi à l'encontre de ressortissants d'autres États membres de l'Union européenne.[32] La liste des États membres actuels de l'Union européenne peut être consultée ici.[33]

Convention entre le Royaume de Belgique et la République tunisienne relative à l’entraide judiciaire en matière civile et commerciale

La Belgique a conclu avec la Tunisie une convention qui, entre autres, exclut la cautio iudicatum solvi à l'égard de leurs ressortissants.[34]


Sources

Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, M.B., 19 août 1955, err. M.B. 29 juin 1961

Convention relative au statut des étrangers du 28 juillet 1951, M.B. 4 octobre 1953.

Convention relative à la procédure civile du 1ermars 1954, M.B. 11 mai 1958.

Convention relative au statut des apatrides du 28 septembre 1954, M.B. 10 août 1960.

Convention entre le Royaume de Belgique et la République tunisienne relative à l’entraide judiciaire en matière civile et commerciale du 27 avril 1989, M.B. 20 octobre 1999.

Code Judiciaire, M.B. 31 octobre 1967.

Loi spéciale sur la Cour Constitutionnelle, M.B., 7 janvier 1989.

CEDH 13 juillet 1995, nr. 18139/91, Tolstoy Miloslavsky/Royaume-Unis

CEDH 19 juin 2001, nr. 28249/95, Kreuz/Pologne

CEDH 8 juin 2006, nr. 45723/99, V.M./Bulgarie

CJCE 20 mars 1997, nr. C-323/95.

C.Const. 11 octobre 2018, nr. 135/2018.

Cass. 6 octobre 1998, AR P.98.1228.F

Cass. 10 mars 2023, AR. C.22.0126.N.

Anvers 7 juin 2021, RW 2021-22, section 37, 1481-1482.

Anvers 19 janvier 2022, RW 2021-22, section. 37, 1478-1481.

Anvers 23 mars 2022, RW 2021-22, section 37, 1475-1477.

Bruxelles 28 juin 2021, RW2021-22, section 31, 1239-1245.

Trib.entr. Anvers (div. Hasselt) 12 novembre 2019, RW 2020-21, section 11, 435-437.

Trib.entr. Anvers (div. Anvers), 26 février 2021, RW 2021-22, section 37, 1482-1483.

Trib.entr. Bruxelles (NL), 17 mai 2021, P&B 2021, section 3, 135.

VERHOEVEN, M. « Cassatie interpreteert borgstelling eisende vreemdeling grondwetsconform », Juristenkrant 2023, section. 468, 9.


Références

[1] Art. 851 Code judiciaire, M.B., 31 octobre 1967. (ci-après Code jud.)

[2] C.Const., 11 octobre 2018, nr. 135/2018, p.3.

[3] Cass., 6 octobre 1998, AR P.98.1228.F

[4] Anvers, 7 juin 2021, RW 2021-22, section.37, 1482.

[5] Art. 869, alinéa 1 C.jud.

[6] Art. 1050, alinéa 2 C.jud.

[7] Art. 851 C.jud.

[8] Art. 868, alinéa 1 C.jud.

[9] Art. 852 C.jud.

[10] Art. 851 C.jud.

[11] Art. 26, §1, 3°de la Loi spéciale sur la Cour Constitutionnelle, M.B., 7 janvier 1989.

[12] C. Const, 11 octobre 2018, nr. 135/2018, 8.

[13] Ibid.

[14] CEDH 19 juin 2001, nr. 28249/95, Kreuz/Pologne, §53; CEDH 8 juin 2006, nr. 45723/99, V.M./Bulgarie, §41

[15] C. Const. 11 octobre 2018, nr. 135/2018, 9.

[16] CEDH 13 juillet 1995, nr. 18139/91, Tolstoy Miloslavsky/ Royaume-Unis, §61.

[17] Ibid., § 62

[18] C. Const. 11 octobre 2018, nr. 135/2018, 10.

[19] Ibid., 11.

[20] Ibid.

[21]Anvers 19 janvier 2022, RW 2021-22, section. 37, 1480; Anvers 23 mars 2022, RW 2021-22, section 37, 1476; Trib.entr. Anvers (div. Hasselt) 12 novembre 2019, RW 2020-21, section 11, 435; Trib.entr. Anvers (div. Anvers) 26 février 2021, RW 2021-22, section 37, 1483.

[22] Bruxelles 28 juin 2021, RW 2021-22, section 31, 1245; Trib.entr. Bruxelles (Nl.) 17 mai 2021, P&B 2021, section 3, 135.

[23] Cass. 10 mars 2023, AR. C.22.0126.N, 7.

[24] Ibid., 6.

[25] Ibid.

[26] Art. 17 de la Convention du 1er mars 1954 relative à la procédure civile, M.B., 11 mai 1958

[27] https://www.hcch.net/en/instruments/conventions/status-table/?cid=33

[28] Art. 16 §2 de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des étrangers, M.B., 4 octobre 1953

[29] https://treaties.un.org/Pages/showDetails.aspx?objid=080000028003002e&clang=_en

[30] Art. 16 §2 de la Convention du 28 septembre 1954 relative au statut des apatrides, M.B., 10 août 1960

[31] https://treaties.un.org/Pages/showDetails.aspx?objid=0800000280032b94&clang=_en

[32] CJCE 20 mars 1997, nr. C-323/95

[33] https://european-union.europa.eu/principles-countries-history/country-profiles_nl

[34] Art. 2 de la Convention du 27 avril 1989 entre le Royaume de Belgique et la République tunisienne relative à l’entraide judiciaire en matière civile et commerciale, M.B.,20 octobre 1999

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