Que du beau monde, le 19 décembre dernier, à la salle des audiences solennelles de la Cour de cassation. Sous la dynamique houlette de l’éditrice Anne Knops étaient conviés avocats, magistrats, référendaires et tous ceux qui s’intéressent à l’institution. Non pour une conférence ou un recyclage, mais pour la présentation d’un livre consacré à l’histoire barreau de la Cour, rédigé alternativement en français et en néerlandais par les professeurs Jérôme de Brouwer et Sebastiaan Vandenbogaerde, initié pendant le bâtonnat de Willy van Eeckhoutte, et présenté par les bâtonniers Paul Lefebvre et Caroline De Baets.
Une affaire de famille en quelque sorte, ponctuée d’une réception où les uns et les autres pouvaient partager amicalement leur ignorance du passé (les deux chercheurs ont en effet effectué un travail de bénédictin pour mettre au jour des informations que bien peu connaissent). Un passé décomposé et recomposé, qui ne ressemble pas à un long fleuve tranquille, tout imbriqué que le barreau fut dans l’histoire politique et sociale de notre pays. Quelques morceaux choisis.
Si, aujourd’hui, pratiquant le droit avec une distance qui alimente la vénération, le barreau de cassation apparaît comme un groupe d’avocats un peu désincarnés, soustraits aux contaminations propres à ceux qui s’occupent du fond des litiges, il n’en a pas toujours été ainsi.
Après l’indépendance, le barreau a dû se tailler dans la douleur une place dans le monde juridique belge. C’est qu’il a fallu faire face à une vive opposition de la part des avocats, bruxellois surtout, et dans une moindre mesure, liégeois, qui considéraient comme une entrave inadmissible la limitation de leur liberté d’accompagner leurs clients jusqu’au bout. Une dizaine d’années fut nécessaire pour faire accepter l’idée que, la technique de cassation requérant une expérience et un savoir-faire particuliers, ce travail devait être réservé à des spécialistes jusqu’à justifier un monopole en matière civile. Il fallait aussi veiller à ce que la Cour ne fût pas ensevelie sous des pourvois sans issue, que ce soit en raison de leur rédaction déficiente ou parce que le point de droit à discuter avait déjà été clairement tranché. Reconnaissons toutefois qu’à l’époque, la loi du 4 août 1832 organique de l’Ordre judiciaire ne prévoyait d’autre critère pour être admis à ce prestigieux cercle que d’être titulaire d’un diplôme de droit depuis six ans au moins, en sorte que la notion d’élite du barreau était relative. Par ailleurs, parmi les dix premiers avocats formant le barreau de la Cour de cassation, tous issus de la cour d’appel de Bruxelles, certains entretenaient des liens étroits avec la politique, ceci expliquant en partie cela. A la différence des avocats contemporains, peu d’entre eux exerçaient une activité scientifique ou académique. Inversement, en 2024, aucun n’exerce une fonction politique, même si cela ne leur pas interdit.
Après avoir retracé les tensions des premières années, les auteurs décrivent comment le barreau a pris une place éminente dans le paysage judiciaire, mais aussi dans le monde politique, culturel et social. Parmi la deuxième génération d’avocats, on citera Hubert Dolez, nommé à 27 ans, originaire de Mons et inaugurant la délocalisation du recrutement hors de la capitale, qui, outre une brillante carrière à la Cour, fut notamment président de la Chambre. Si beaucoup l’ont oublié, une avenue qui porte son nom à Uccle et un buste à proximité de la bibliothèque de la Cour, en gardent le souvenir. Mais ce sont plutôt Auguste Beernaert, Jules Lejeune et Edmond Picard qui retiendront l’attention. Le premier fut notamment chef de gouvernement et marquera son temps par un engagement pour le pacifisme qui lui vaudra au tournant du siècle le prix Nobel de la paix. Jules Lejeune, dont le patronyme est familier des jeunes avocats qui disputent le tournoi d’éloquence qui porte son nom, fut d’abord l’un des conseillers du prince héritier dans ses projets d’expansion coloniale vers les Philippines alors encore aux mains de l’Espagne, mais qui n’aboutirent pas. Avocat à la Cour pendant plus d’un demi-siècle, il fut aussi ministre de la justice et l’initiateur, en 1888, de la première loi relative à la libération conditionnelle. Auguste Beernaert et Edmond Picard apportèrent encore leur concours juridique aux ambitions congolaises du roi Léopold II qui se concrétisèrent par la création de l’État indépendant du Congo. Picard l’ayant visité quelques années plus tard, il en revint plus critique au vu des conditions d’exploitation de la population locale.
Sur le plan social, Picard fut l’un des artisans des balbutiements du droit du travail. Il combattit pour introduire le salaire minimum des ouvriers et la journée de huit heures. Il fut l’un des partisans d’une assurance publique de la maladie, des accidents du travail, de la retraite et du chômage. Il soutint également les plans du gouvernement Beernaert pour l’élargissement de la base électorale par l’introduction du vote plural et fut même partisan du suffrage universel masculin. Les auteurs n’en parlent pas, mais on soulignera que le fondateur des Pandectes belges et du Journal des tribunauxse soucia de l’émancipation de la population flamande devant l’administration et la justice, plaidant jusque devant la Cour de cassation, mais en vain, pour l’admission du néerlandais dans la procédure (Cass., 12 mai 1873, Pas., 1873, I, p. 178 ; Cass., 19 mai 1873, Pas., 1873, I, p. 181). On ne lit pas davantage de considérations sur la face plus sombre de ce juriste d’exception, qui utilisa ses talents pour justifier le racisme et l’antisémitisme.
D’autres avocats se distinguèrent par ce qui était vu à l’époque comme une modernité trop audacieuse. Tel Émile De Mot, qui se battit sans succès en 1888 devant la Cour pour faire admettre le droit de Marie Popelin à l’admission au barreau. Les magistrats ont beau être juges de cassation, ils restent d’abord les enfants de leur temps. Il faudra attendre 1922 pour que la profession d’avocat soit accessible aux femmes, et 1980 pour que l’une d’entre elles, la remarquable Cécile Draps, fasse son entrée au barreau de la Cour de cassation.
Après la première guerre mondiale, la perspective de la néerlandisation de la justice civile provoqua l’agitation dans le monde judiciaire. En 1935, un pas décisif était franchi dans l’application du principe de territorialité, par la loi du 15 juin sur l’emploi des langues en matière judiciaire : désormais la justice devait elle aussi être rendue dans la langue de la région. Mais que faire pour la procédure devant la Cour de cassation, alors que la plupart des avocats, pas plus que les juges d’ailleurs, ne connaissaient le néerlandais ? On ne peut pas dire que, sur ce plan, les praticiens de la cassation constituèrent un creuset de réformateurs. Il fallut un certain temps, et même un temps certain, pour faire admettre que les pourvois soient rédigés en néerlandais lorsque les décisions attaquées étaient rendues dans cette langue et faire en sorte que des avocats candidats au barreau de la Cour soient tenus de la connaître. C’est seulement par la réforme du Code judiciaire en 1967 que la parité linguistique pour le barreau de cassation fut acquise.
Avec le quatrième chapitre de l’ouvrage, intitulé Le cerveau pensant de la Belgique occupée, les deux professeurs font découvrir des choses intéressantes sur la seconde guerre mondiale. La capitulation de 40 représenta une catastrophe pour la Belgique et secoua durablement le barreau, lui qui à l’époque figurait parmi les interlocuteurs privilégiés du roi. Les débats ne manquèrent pas entre ceux qui pensaient que le monde avait changé et qu’il fallait en prendre acte, et ceux qui croyaient que l’avenir pouvait encore s’écrire autrement. Dans ce domaine, il faut toutefois se garder de tout manichéisme et examiner les choses avec nuance et sans anachronisme, en fonction des événements qui se précipitèrent dans la confusion à l’été de cette année. Pour faire bref, sans avoir pour autant des sympathies nazies, certains avalisèrent l’idée de la péremption de la démocratie parlementaire libérale. Comme beaucoup de responsables, sans doute trop bien installés dans leurs meubles, ils préférèrent les enduire d’encaustique pour ne pas entendre les grincements de leurs tiroirs. Deux figures emblématiques de cette période furent le bâtonnier Paul Veldekens et Paul Struye (qui fut plus tard ministre de la justice et deux fois bâtonnier), qui ont chacun laissé des écrits, le Journal de guerre du second ayant d’ailleurs été publié en 2004.
Si, à l’instar de l’avocat général Raoul Hayoit de Termicourt, le barreau de cassation remit au roi des avis de nature à maintenir sa position à la tête de l’État, il se différenciait du haut magistrat sur certains points, notamment la justification constitutionnelle à la capitulation de l'armée belge sans la nécessité d'une intervention ministérielle, proposée par l’éminent magistrat, et l’organisation d’un plébiscite, soutenue par le barreau. Mais assez rapidement, les divergences entre les deux avocats précités se cristallisèrent, le bâtonnier n’étant pas enclin à protester contre les mesures allemandes, à peine, selon lui, de compromettre le sort de la Belgique. Ainsi, il chercha à s’opposer à une protestation du barreau initiée par Paul Struye et d’autres confrères après la promulgation des ordonnances du 28 octobre 1940 relatives aux mesures contre les Juifs, interdisant à ceux-ci l’exercice de toutes fonctions publiques ainsi que la profession d’avocat. Il s’attacha également à établir en 1942 un « avant-projet partiel de Constitution » d’un nouveau régime mettant fin au parlementarisme et articulé autour des corporations. A noter que ce texte est publié en annexe de l’ouvrage et que Paul Struye résuma dans son journal le sens de cette initiative en quelques mots : « Carte royale, carte allemande » (cette citation est extraite du livre publié par Jan Velaers et Herman Van Goethem sous le titre « Leopold III – De Koning, het Land, de Oorlog », édité par Lannoo en 1994, p. 480). On relève encore que Paul Struye adressa à son bâtonnier en octobre 1942 une protestation contre le durcissement du travail forcé et la déportation de travailleurs en Allemagne, mais que le barreau attendit jusqu’en avril 1943 pour réagir à l’égard de l’occupant.
La sortie de guerre et les premières décennies qui suivirent furent marquées par un processus de transformation profonde de l’exercice de la profession d’avocat qui affecta également le barreau de cassation, avec plus ou moins d’intensité selon le domaine concerné. Le tournant des années 1980 paraît particulièrement déterminant. S’agissant des membres qui le composent, le modèle qui avait prévalu depuis le 19ème siècle, celui d’un cercle bruxellois caractérisé par une profonde endogamie et la primauté du lien de filiation biologique ou scientifique s’est largement effiloché. Dans une perspective d’ouverture, le barreau voit s’épanouir enfin le mouvement de néerlandisation, de même que le recrutement vers les barreaux non bruxellois, qui se manifeste plus nettement. Plus lente à se concrétiser, la féminisation de sa composition prend aussi son essor à la fin du siècle. Quant à la formation au barreau de cassation, elle commence à s’organiser, devenant incontournable pour ceux qui souhaitent poser leur candidature à une place vacante, tandis que la réussite d’un examen spécifique deviendra en 2005 l’une des conditions requises pour être candidat.
L’ouvrage embrasse à peu près 150 ans d’histoire. Non seulement celle-ci n’est pas finie, mais de nombreux aspects restent à découvrir ou à approfondir, que ce soit l’institution, ses membres et leurs réseaux, l’évolution de la pratique de cassation, la déontologie ou les relations avec la Cour.
Benoit Dejemeppe
Cet article a été publié précédemment dans le Journal des Tribunaux (Chronique – Parallèlement – 3 février 2024).
A propos du livre Histoire du barreau près la Cour de cassation – 19e–20esiècle / Geschiedenis van de balie bij het Hof van Cassatie – 19e–20e eeuw, par J. de Brouwer et S. Vandenbogaerde, Knopspublishing.com, 2023, 368 pages.
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